Le souvenir oublié de la mission Frederick
Intervention d’Antoine Poletti au colloque de l’Anacr2b du 24 mai 2025
publié sur le site de l’ANACR2A
http://www.resistance-corse.asso.fr/2025/05/27/le-souvenir-oublie-de-la-mission-frederick/
En 2007 paraissait un petit livre d’une cinquantaine de pages, intitulé « Frederick, la mission oubliée »1 écrit par Terry Hodgkinson et préfacé par Jean-Pierre Girolami. Sa publication était l’aboutissement de recherches aux archives des services secrets britanniques et la collecte d’informations et documents en Belgique auprès de la famille de Guy Verstraete, le chef de la mission. En Corse aussi, Terry Hodgkinson a pu interviewer les derniers témoins et acteurs locaux du réseau de renseignement qui s’était constitué autour de la mission Frederick, à savoir quelques habitants du Valinco où était circonscrit le périmètre de la mission ; le Valinco dont l’épouse de l’auteur est originaire et où le couple séjournait régulièrement.
En 1993, quinze ans avant la publication de ce livre, Terry Hodgkinson avait déjà fait ériger sur la plage de Cupabia, pas loin du lieu du débarquement, un monument à la mémoire de la mission. A vrai dire, jusque-là, au contraire des missions Pearl Harbour et Sea Urchin, il restait peu de traces de la mission Frederick. Aussi peu dans l’espace géographique que dans les publications et les médias audio-visuels2. Grâce à ce petit livre, le voile s’est donc levé lentement sur la mission Frederick et le réseau des résistants corses qui lui fut attaché. Sur la cinquantaine de pages du livre, le premier tiers est consacré à la courte vie du chef de la mission, Guy Verstraete, fusillé par les Italiens le 6 juillet 1943 dans la cour de la caserne Saint-Joseph à Bastia ; une courte vie -il est mort à 25 ans- qui méritait que l’auteur lui réserve une bonne part de ce livre.
De Dakar à Londres, le marin belge devenu agent secret anglais
Guy Verstraete, de parents belges, est né le 7 février 1918 à Londres. À Londres, où par les hasards de la guerre ses parents s’y trouvaient. Ses études à Anvers s’achèvent à l’Ecole Supérieure de Navigation. Il en sort titulaire d’un diplôme d’officier de bord. Le 26 avril 1940, peu avant l’invasion de la Belgique par l’Allemagne nazie, le cargo sur lequel il navigue, « Le Carlier », quitte Anvers pour rejoindre l’Afrique. Le « Carlier » fait escale à Dakar pour faire le plein de carburant mais impossible d’en repartir. Nous sommes le 12 juin 1940, la Belgique et la France sont occupées par la Wehrmacht et en vertu des conditions d’armistice entre la France et l’Allemagne, l’amirauté interdit au navire d’appareiller. Après une tentative de fuite avortée, le « Carlier » est bloqué à Dakar. Loin de leur pays, sans nouvelles de leur famille, les hommes de l’équipage s’y morfondent. « Dans ce climat tropical déprimant, écrit Terry Hodgkinson, la vie à bord est un enfer. Dans les cabines, on étouffait, et le pont d’acier semblait rougeoyer sous le soleil ».
En juin 1941, un an après leur arrivée à Dakar, avec quatre autres marins, Verstraete parvient à s’enfuir sur une petite embarcation du Carlier. Après 200 km parcouru à la rame et sous un soleil de plomb, ils arrivent épuisés, affamés, au large de la Gambie où une tempête les jette brutalement sur la plage, au moment même où s’abat une pluie diluvienne. Après cette arrivée mouvementée et quelques jours de repos en Gambie, Verstraete et ses compagnons rejoignent Freeetown au Sierra Leone. Verstraete y fait la connaissance d’un officier du service d’espionnage anglais à qui il fait part de sa volonté de continuer la lutte avec les Alliés. Par bateau, il rejoint Londres le 31 juillet 1941, via le port de Belfast en Irlande. Il entre en contact avec le Secret Intelligence Service, le SIS, un service secret britannique ; plus précisément la section belge MI6 du SIS. Il suit une formation d’agent secret : maniement d’armes, exercices de parachutages et de navigation à la rame, apprentissage du morse ; bref, tout ce qui peut servir à un agent secret.
Avec le SIS – MI6, deuxième mission en Corse
Pour sa première mission, en juillet 1942, Verstraete a été débarqué clandestinement avec un Français la nuit du 7 juillet 1942 sur une plage près d’Oran en Algérie. Ils doivent renseigner les Alliés sur l’état de l’opinion en vue de leur prochain débarquement en AFN. Le débarquement a lieu en effet le 8 novembre 1942. En janvier 1943, la mission Frederick du S.I.S.-M.I.6 pour la Corse prend tournure. L’opération se prépare avec l’aide du Bureau Central de Renseignement et d’Action (le B.C.R.A., le service secret de la France Libre) et le Spécial Opération Exécutive anglais (le S.O.E.) qui ont conjointement déjà organisé, début janvier, le débarquement de la mission Scamaroni sur la plage de Cupabia, au nord du Valinco.
Le S.O.E. et le B.C.R.A. aident donc à la préparation de la mission Frederick mais c’est sous la seule autorité du M.I.6 qu’est organisée et exécutée la mission Frederick pour la Corse. Exception faite de celui de Frederick, placé sous la responsabilité du M.I.6, tous les autres débarquements effectués par les sous-marins en Corse, qu’ils aient été effectués pour Pearl Harbour ou pour Sea Urchin, tous ont été organisés par le S.O.E. anglais, l’O.S.S. (Office Strategic Service) américain et le B.C.R.A. de la France libre.
On remarque que si la France et les USA disposent d’un seul service secret, les Anglais en ont deux parce que Churchill a créé, pour le temps de la guerre, son propre service secret, le S.O.E. en juillet 1940. Il est placé sous son autorité directe. Churchill l’a créé un peu par défiance à l’égard du M.I.6 mais aussi parce qu’il voulait que l’ « action » complète le « renseignement » plus que ne le faisait le S.I.S.-M.I.6 ; notamment par le soutien logistique et militaire apporté aux divers réseaux et mouvements de résistance des pays occupés. Durant le conflit, si les deux services anglais ont agi complémentairement, il n’en demeure pas moins que le S.I.S. – M.I.6 fut éclipsé par le S.O.E., parfois même mis involontairement en concurrence avec lui, faisant courir des risques pour les agents sur le terrain. En Corse, la mission Frederick est donc placée sous la responsabilité exclusive du M.I.6. qui s’en tiendra à la seule mission militaire du renseignement militaire. Elle diffère donc en cela des deux autres missions, Pearl Harbour et Sea Urchin à visée politico-militaire. La première est giraudiste, et coopère avec le Front National d’obédience communiste. L’autre est gaulliste.
La mission Frederick pour le seul « renseignement »
Qui pour accompagner Guy Verstraete ? Le M.I.6 fait appel à Antoine Colonna d’Istria, homme de confiance des Alliés. Ce directeur d’un Monoprix à Alger3. Il est connu pour les avoir aidés lors de leur débarquement en novembre dernier. Antoine contacte son cousin germain, le capitaine de gendarmerie Paulin Colonna d’Istria de Petreto-Bicchisano et Charles Simon Andrei, un autre cousin originaire de Zuani (2B), instituteur à Alger. Avec deux autres recrues, Jean Acquaviva et François Chiappa, le groupe s’initie à l’art de l’espionnage. Tout ne se passe pas comme prévu. Paulin est hospitalisé pour une infection rénale. Dès lors, le plan change. La mission est scindée en deux : la première, Frederick, sera constituée de trois hommes : Guy Verstraete, Antoine Colonna d’Istria et Charles Andrei ; l’autre est remise à plus tard. En fait, elle se fera non plus au service de Frederick mais au profit de Pearl Harbour4.
Le 7 février 1943, ils sont donc trois agents qui quittent Alger à bord du sous-marin Saracen aux ordres du jeune commandant Michael Lumby – il est âgé de 26 ans. Le sous-marin arrive dans le golfe du Valinco, au large du Scogliu Biancu, au nord de la plage de Cupabia, là où Sea Urchin, la mission de Fred Scamaroni, avait a été débarquée un mois auparavant. Nous sommes le soir du 10 février. Le 11 février à 2 heures du matin, échappant à la vigilance des garde-côtes italiens qui balayent la mer d’un faisceau lumineux, à l’aide de deux canots, les trois hommes sont mis à terre avec leur matériel.
Antoine Colonna d’Istria natif de Casalabriva connaît bien les lieux et les gens. Il sait pouvoir compter sur des membres de sa famille et sur des amis pour constituer un réseau de renseignement. Lui, prend en charge le renseignement sur le versant nord du Valinco. Andrei s’installe à Propriano. Et Verstraete, avec son poste radio émetteur-récepteur, rejoint une planque à Tivolaggio, un village qui domine la côte sud du Valinco : deux pièces d’une ancienne bergerie au hameau de Vitricella, mise à leur disposition par Jean-Baptiste Cesari et sa mère, Louise Simonpietri. Durant deux mois, Vernuge envoie une quarantaine de messages.
Il a pu dresser des cartes, recueillir des documents renseignant sur le dispositif des troupes italiennes dans la région. Il convient avec Alger qu’il les remettra au sous-marin quand il viendra les récupérer à Cupabia, là où le Saracen les avait déposés. L’arrivée du submersible est annoncée entre le 9 et 12 avril. Vernuge et Andrei s’y rendent mais attendent en vain. Le rendez-vous est manqué. Le sous-marin n’arrivant pas, Vernuge et Andrei s’en retournent. Et c’est sur le chemin du retour qu’a lieu la rencontre fatale avec une patrouille italienne.La chute de la mission Frederick
Les documents qu’ils devaient remettre au sous-marin les trahissent. Les deux hommes sont d’abord interrogés à Propriano. Ils résistent à la torture plus de vingt heures, le temps convenu pour permettre au réseau de s’évanouir dans le maquis. Tous y parviennent exceptés Jean Donat Léandri et Charles Tomasini qui n’échappent pas aux Italiens.
Après un séjour à la citadelle d’Ajaccio, les quatre hommes, sont transférés à Bastia. Le 5 juillet, le tribunal militaire italien prononce les condamnations : la peine de mort pour Guy Verstraete et Charles Andrei ; 30 ans de réclusion pour Léandri et Tomasini qui sont déportés à Castelfranco et mourront sous les bombes des Alliés à la conquête de l’Italie ; Louise Simonpietri, tenue de s’expliquer devant le tribunal, a été acquittée en raison de son âge et des difficultés à communiquer – elle ne parlait que le corse ; les autres condamnations – à mort pour Antoine Colonna d’Istria et François Peretti – le sont par contumace.
L’exécution de Verstraete et Andrei a lieu le lendemain, 6 juillet après-midi dans la cour de la caserne Saint-Joseph. Tant il a été torturé, Verstraete est fusillé assis, attaché sur une chaise.« Vive la France ! » seront ces dernières paroles avant la salve du peloton d’exécution. Les deux hommes recevront de nombreuses décorations militaires : françaises, anglaises et belges, avec citations et parmi les plus hautes distinctions.
Pourquoi la mission oubliée ? Mouvements et réseaux
Pourquoi la mission Frederick est souvent oubliée ? Terry Hodgkinson avance l’hypothèse d’un secret bien gardé du M.I.6. C’est chose courante en effet de la part des services secrets qui livrent leurs archives avec parcimonie et le plus tard possible. Mais ça n’explique pas tout. Une raison tient dans la prévalence du politique sur le militaire. Pearl Harbour est giraudiste et coopère avec le Front National d’obédience communiste, l’autre Sea Urchin est gaulliste ; toutes deux sont à visée militaro-politique, dans la logique d’un mouvement. Au contraire, Frederick s’en tient au strict renseignement militaire et opère avec un nombre d’acteurs volontairement limité, un réseau, et sur un périmètre restreint, le Valinco. D’où la difficulté de Frederick à se faire une place avec les deux autres missions ; parce que dit Jean-Marie Guillon, à raison, que « Ce ne sont pas les faits militaires qui sont cruciaux – Ils sont peu de choses dans le théâtre d’ensemble de la guerre – [Ce qui est crucial ce sont] leurs répercussions symboliques et politiques dont les effets sont plusieurs niveaux »5
On sait en effet que c’est en tirant leur légitimité de leur rôle dans la Résistance que les deux forces communiste et gaulliste se sont, après-guerre et pour une trentaine d’années, « enracinées durablement dans le paysage politique, écrit Pierre Nora. Elles ont dominé le vie politique française de leur énergie polarisante »,6 portant « Deux versions de la légitimité nationale, syncrétiques, rivales et complémentaires dont l’opposition structure la mémoire historique de la France contemporaine » [depuis l’après-guerre, jusqu’aux années 70] »7 à tel point qu’André Malraux pouvait lancer cet aphorisme : « Il y a nous, les communistes et rien ».8 Rien donc, ou si peu, pour cette mission Frederick jusqu’à ce que Terry Hodgkinson entreprenne de lui faire une place dans le champ mémoriel des missions.
Antoine Poletti